CHAPITRE 4

Ils se mirent en route à la première lueur du jour. Spence avait mal dormi. Plus que les aboiements des chiens affamés qui rôdaient en meutes dans le voisinage, la pensée que Rikki, le python chasseur de rats, pouvait le prendre pour un de ces rongeurs et l’étrangler, avait gâché sa nuit. Il était debout et prêt à partir dès l’apparition de l’aube sur l’horizon bleu métallique et enfumé dessiné par les toits de Calcutta.

Gita s’était levé bien avant l’aube pour tout organiser et prévoir les ajustements de détails de dernière minute. Il revint essoufflé et tout excité, le visage – d’une rondeur lunaire – rayonnant de fierté et de bonne humeur.

« J’ai tout arrangé pour notre voyage », annonça-t-il. On aurait dit à l’entendre qu’ils allaient entreprendre une périlleuse traversée.

« Combien de temps nous faudra-t-il pour atteindre Darjeeling ? » demanda Spence.

« Une semaine. Peut-être deux s’il pleut. » Devant l’étonnement de Spence, il s’empressa d’ajouter : « Vous ne connaissez pas nos routes. Dès qu’il pleut, elles se dissolvent et disparaissent. Elles se transforment en rivières. Il vous faudrait beaucoup de temps pour atteindre Darjeeling à la nage, d’autant plus que c’est tout en montée. »

Gita s’agitait dans son appartement, jetant provisions et effets personnels dans des sacs qu’il attachait ensemble. « Un baluchon par personne, expliqua-t-il. De cette façon, si nous sommes amenés à faire une partie du trajet à pied, cela réduira l’effort. »

Gita avait l’air d’un homme qui avait passé sa vie à investir dans des plans de réduction d’effort, et qui avait fait fortune en en récoltant les dividendes.

« C’est vraiment si difficile que cela ? » demanda Spence sans pouvoir dissimuler l’expression d’extrême naïveté qui accompagnait la question.

« Le voyage à Darjeeling, c’est comme une remontée dans le temps », dit Gita pour leur information.

Il s’était arrangé pour qu’ils se joignent à un groupe de marchands qui campait à quelques centaines de mètres de chez lui. Ces hommes se rassemblaient pour effectuer le voyage sous la protection de soldats armés, engagés pour les défendre contre les attaques éventuelles des goondas et des dakoos – bandits et hors-la-loi qui infestaient les hauts-plateaux. Ils voyageraient très lentement dans de vieilles voitures gazogènes sur des routes, autrefois goudronnées, complètement défoncées et tout juste bonnes à la circulation du bétail.

À la lueur de l’aube, fortement teintée d’un brun opaque par la fumée des dizaines de millions de foyers de la ville, ils se mirent en route pour franchir la courte distance qui les séparait de la caravane. Il leur fallait enjamber avec précaution les corps des nombreux sans-abri dormant dans la rue, comme des pavés humains. Des chiens galeux fouillaient en aboyant les tas d’ordures en putréfaction à la recherche de nourriture. Une vache à bosse les regarda passer d’un œil mélancolique : tout près d’elle gisait un cadavre dont le bras raidi servait de perchoir à deux corbeaux qui claquaient du bec en prévision du festin. Les jeunes enfants, déjà réveillés, accrochés en pleurant à leur mère encore endormie, se taisaient à leur passage. Les portes et les fenêtres des immeubles de chaque côté de la rue étaient renforcées par des barres de fer, précaution futile aux yeux de Spence qui estimait qu’avec un soupçon de détermination, n’importe qui pouvait les enfoncer.

À quelques pâtés de maisons du domicile de Gita, ils tournèrent et aperçurent la caravane. Elle était composée de cinq voitures brinquebalantes et d’un minibus chargé des marchandises : une Jeep destinée aux trois soldats armés de vieux M-16 ouvrait la route. Le convoi était déjà formé et les marchands qui faisaient partie du voyage s’empressaient d’emballer les objets de leur commerce et d’essayer d’en caser toujours un peu plus dans le minibus. Les soldats déambulaient tranquillement dans la rue en mangeant avec les doigts dans un cornet de papier leur petit déjeuner. Leur fusil négligemment suspendu dans le dos, ils plaisantaient et riaient entre eux.

C’est cela notre protection ? ne put s’empêcher de penser Spence.

L’ensemble du spectacle aurait pu être comique s’il n’y avait eu cette expression de peur sur le visage des marchands. Pour eux, c’était une question de vie ou de mort, et la mort une possibilité qu’on ne pouvait ignorer. Il avait du mal à réaliser que de telles conditions existaient encore dans un monde précipité dans la conquête de l’espace. Lui-même avait foulé le sol de Mars, une chose inconcevable pour ces marchands terrifiés. Son monde était aussi éloigné du leur que… que celui de Kyr l’était du sien.

Lorsqu’ils eurent remonté la caravane sur toute sa longueur, un Indien de grande taille, au visage émacié et aux lèvres pincées fit un geste en direction de Gita et vint à leur rencontre.

« Voici Gurjara Marjumdar, le chef des marchands qui sont du voyage. » L’homme s’inclina, les paumes des mains jointes dans le salut traditionnel.

« Votre présence parmi nous renforce notre motivation. » Et il sourit, les lèvres toujours pincées. Gita expliqua plus tard à Spence qu’avec l’argent qu’il leur avait versé pour faire partie du voyage, ils avaient déjà fait un bénéfice.

« J’ai prévu que vous voyageriez dans ma voiture, dit-il avec une certaine fierté. J’espère que vous y serez bien. »

Spence dut se retenir très fort d’ajouter qu’ils y seraient encore mieux si la voiture était équipée d’une suspension. Il constatait en effet que le tas de ferraille, avant même d’avoir embarqué un passager, s’affaissait dangereusement près du sol.

Après quelques minutes d’activité frénétique autour des derniers bagages et les adieux déchirants des voyageurs à leur famille, la caravane d’engins toussant et pétaradant s’ébranla. Les sans-abri ébahis s’écartaient pour laisser la voie libre à cet étrange convoi. Les chiens et les enfants les poursuivaient à travers les rues dans l’espoir d’en recevoir quelque aumône, criant aux conducteurs de klaxonner, ce que ceux-ci s’empressaient de faire avec une bonne grâce presque enfantine.

Pour Spence, cette traversée d’une ville en décomposition était une expérience défiant toute description. Un spectacle révoltant et fascinant à la fois par l’étendue et la complaisance d’une telle décrépitude. Il n’avait jamais rien vu de semblable.

Derrière eux s’était formé un petit peloton d’aventuriers en haillons, à pied ou à vélo. Eux aussi allaient à Darjeeling : n’ayant pas les moyens d’emprunter un autre moyen de transport, ils n’en étaient pas moins heureux de profiter de la présence des soldats.

À la sortie des faubourgs de Calcutta, ils arrivèrent à la rive boueuse et animée d’un fleuve où ils s’arrêtèrent, bien que Spence n’en vît pas tout de suite la raison. Adjani et lui en profitèrent pour sortir et se dégourdir une dernière fois les jambes avant d’aborder la partie du trajet qui devait se dérouler en rase campagne. Arrivant à la hauteur de la tête du convoi, ils comprirent aussitôt la raison de la halte. Une famille s’était installée pour la nuit au milieu du pont – et pas seulement une famille, mais plusieurs – et il fallait les déloger pour laisser passer les voitures. Les malheureux, pressés par les soldats, remballaient leurs affaires – consistant essentiellement, pour ce que pouvait en apercevoir Spence, de sièges de bambou défoncés, de chiffons et de bidons d’essence – avec une lenteur fataliste.

« Qui aurait l’idée d’aller s’installer pour la nuit sur un pont ? demanda-t-il en observant cette scène insolite.

— Regarde autour de toi. Où peuvent-ils aller ? Et puis il y a l’eau tout près pour se laver et faire la cuisine. C’est pourquoi la plupart tentent le coup. Ils peuvent même rester là deux ou trois jours si personne ne vient les déloger. »

Spence eut un regard vers les eaux brunâtres et fit la grimace. « Je parie qu’ils n’essaient même pas de la boire », dit-il. Adjani ne répondit pas, mais il désigna du doigt les rives du fleuve qui s’étalaient à leurs pieds. Chaque centimètre carré était occupé par des huttes de fortune, faites de roseaux ou de carton, qui descendaient jusqu’au bord de l’eau. Le fleuve Hooghly servait à la fois d’égout et de réservoir aux masses bruyantes qui peuplaient ses berges de terre nue. Aussi loin que pouvait porter son regard, des milliers de riverains vaquaient à leurs occupations habituelles dans la lumière incertaine du jour naissant : hommes, femmes et enfants, dans la partie peu profonde, s’aspergeaient d’eau boueuse pour laver la crasse de la veille.

Près d’un groupe de baigneurs, un chien affamé taquinait un objet blanc et mou que Spence ne put sur le coup identifier. Soudain, il fut pris de nausée en reconnaissant dans la chose un cadavre humain décoloré par l’eau du fleuve et rejeté là.

Spence se détourna de la scène avec un haut-le-cœur. Le voyage reprit bientôt son cours. Il tentait d’éviter les regards hostiles des occupants délogés du pont, massés au bord de la route au passage de leurs véhicules.

Il resta muet un long moment.

Vers midi, bien qu’à peine sortis de la ville, ils s’arrêtèrent pour déjeuner. Des marchands de fruits apparurent soudain avec des paniers pleins, sollicitant les voyageurs. Spence n’avait pas vraiment faim, mais il acheta deux bananes à un vieil homme à la jambe de bois, plutôt par pitié.

Adjani et Gita étaient partis retrouver Gurjara pour décider de la route à suivre. Spence s’assit par terre, à l’ombre du véhicule, pela une des bananes et se mit à la mastiquer lentement.

Au-dehors de la ville, l’air était plus léger, et la végétation tropicale reprenait ses droits. Si ce n’était la route défoncée, leur expédition aurait pu ressembler à un safari d’autrefois, explorant un territoire inconnu – Spence ressentait très fortement cette sensation de nouveauté et d’inconnu.

En direction du nord, les plateaux s’étageaient en paliers réguliers jusqu’aux contreforts des plus hautes montagnes, dont on ne percevait qu’une silhouette mauve et confuse. Quelque part, là-haut se trouvait Darjeeling, la perle des hauts-plateaux. À six jours de route, peut-être sept, et Rangpo était encore plus loin.

Spence soupira : leur expédition était peut-être totalement vaine. Peut-être Ari se trouvait-elle à des millions de kilomètres de ces collines, à l’origine de tant de superstitions. Le fait de penser à elle, de se demander où elle se trouvait, de s’inquiéter pour elle, le rendait physiquement malade. Il se disait, ainsi qu’à toute personne prête à l’entendre, qu’il aurait dû faire quelque chose pour elle. Adjani lui avait pourtant répété que le kidnapping avait été méticuleusement organisé et qu’elle avait probablement déjà quitté le bâtiment avant qu’ils n’arrivent dans la chambre.

« Et le cri ? C’était elle qui criait, j’en suis sûr.

— Qu’est-ce que tu en sais ? On nous a fait entendre ce qu’on voulait que nous entendions. On nous a fait venir quand on l’a décidé, et pas avant. Tu crois vraiment que si elle s’était débattue, nous ne l’aurions pas entendue ? Nous n’étions qu’à quelques pas de la porte et nous aurions pu venir à son secours, si elle avait été là. Non, ils savaient où la trouver. Ils la surveillaient et n’attendaient qu’une occasion pour agir.

— Mais pourquoi ? Qu’est-ce qu’elle a à voir dans tout cela ? Pourquoi ne s’en sont-ils pas pris à moi ? »

Adjani secoua la tête. « Je ne sais pas. Mais nous sommes sur la bonne voie. Il faut avoir confiance : Dieu saura nous montrer ce qu’il faut faire le moment voulu.

— Comment peux-tu en être si sûr ?

— Je ne vois pas d’autre choix, et toi ? Il nous faut poursuivre. Très bien. Alors nous poursuivons. »

Spence avait le sentiment coupable d’avoir trahi celle qu’il aimait. Il se sentait frustré de se trouver là assis au milieu d’une route, à manger des bananes pendant qu’elle attendait qu’il vienne la libérer.

Il finit la banane et lança la peau dans la nature.

Aussitôt, il y eut une certaine agitation sur le bord de la route, là où elle avait atterri. Deux enfants – une fillette d’une huitaine d’années, vêtue d’un sari délavé et rapiécé, et son frère d’environ cinq ans couvert d’une chemise d’homme à manches courtes – se précipitèrent sur la peau de banane. Ils surveillaient Spence de loin, et quand celui-ci avait jeté l’épluchure, ils avaient foncé.

La petite fille essuya la peau et sortit des plis de son sari un morceau de tissu élimé. Elle l’étendit sur le sol et s’assit dessus avec son frère.

Puis avec beaucoup de patience et de soin, elle se mit à détacher les longues fibres blanches à l’intérieur de la peau. Quand elle eut terminé, elle jeta la partie dure et partagea le reste avec le garçon.

Ils mangeaient lentement, comme s’ils savouraient un mets de choix qui mérite qu’on s’y attarde. Spence fut si touché par la scène qu’il se dirigea vers les enfants et leur tendit l’autre banane.

Les yeux de la petite fille s’agrandirent, tandis que le petit garçon se serrait contre l’épaule de sa sœur. Spence sourit en leur offrant la banane avec un peu plus d’insistance ; il était évident qu’ils en mouraient d’envie. Ils étaient seulement trop timides pour accepter.

Alors Spence posa la banane sur le carré de tissu, retourna à la voiture et s’assit. Dès qu’il eut le dos tourné, la fillette saisit la banane, la pela et la partagea en deux. Quand Spence atteignit la voiture, il les vit tous les deux en train de savourer le fruit.

Adjani revint avec Gita et ils se mirent à discuter de leurs plans pour la suite des événements. Ils entendirent les soldats lancer un appel et le moteur de la Jeep démarrer par petites explosions. Au moment où il allait remonter dans la voiture, Spence sentit quelqu’un le tirer par la manche.

Il se retourna et vit la petite fille et son frère. Il essaya de leur faire comprendre qu’il n’avait plus de bananes, quand la fillette, avec son plus joli sourire et quelque cérémonie, lui tendit la peau de la deuxième banane.

Spence, amusé, la leur rendit. Ils se regardèrent comme s’ils avaient du mal à croire à tant de chance et ils s’enfuirent en courant pour dévorer le reste.

L’expression de bonheur dans les yeux des enfants réconforta Spence pour le reste de la journée.

« C’est une si petite chose », répondit-il au regard complice d’Adjani. « Vraiment rien du tout !

— C’est plus que tu ne crois, cher ami. »

À partir de ce jour, il prit la précaution de toujours acheter trois bananes.

Le voleur de rêves
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